Jean-Marie GOURVIL
ASSOCIATION ORTHODOXE ST SERGE 17 rue Guy Mollet, 14460 COLOMBELLES
Le texte complet est paru dans un livre :
|
SOMMAIRE
PREAMBULE : Avec Cassien de Marseille, dans le sillage des Pères du désert.
1ÈRE PARTIE : LA 6ème DEMANDE DU NOTRE PERE : QUELLE TRADUCTION ?
Introduction,
Les traductions de la 6ème demande :……………………….………….. 7Chapitre 1er :
La 6ème demande, les enjeux :………………………………….………..11Chapitre 2ème :
La « non réception » de la formulation
« ne nous soumets pas à la tentation »…………………………..……….21
2ème PARTIE : LA LUTTE CONTRE LES TENTATIONS, UNE ANTHROPOLOGIE DE LA CONVERSION (MÉTANOÏA)
Chapitre 3ème :3ème PARTIE : ENTRE EXPIATION ET HEDONISME : LES DIFFICULTES DE LA METANOIA
Les Pères grecs et la 6ème demande :…………………...……………..26Chapitre 4ème :
Tentation, souffrance, affliction, deuil…………………………………..34Chapitre 5ème :
De la tentation à l’expérience de la présence de Dieu :
la conversion………………………………………..……………………40Chapitre 6ème :
La tradition latine :………………………………………………………48
Chapitre 7ème :
« Ne nous soumets pas à la tentation » : les raisons sociologiques et culturelles
du compromis de 1966. ………………………………………………….54Conclusion :
Abandonner la formule « ne nous soumets pas à la tentation » : …...…66
« La vie est retour à lavie » Bertrand Vergely
B. Vergely, La souffrance, Recherche du sens perdu, Gallimard, 1997, p.330
Que soient remerciés ici tous ceux qui ont contribué à la rédaction de cet essai. Je citerai particulièrement Marie-Claire Le Hec diplômée de l’Institut catholique et de l’Institut de Théologie Orthodoxe St Serge qui a lu et relu ce texte en donnant de nombreux avis. Que soient remerciés aussi les membres de la Paroisse Orthodoxe St Serge de Colombelles qui m’ont fournis de la documentation et fait part de leurs remarques. Sans leur collaboration ce document n’aurait jamais vu le jour.
Les prises de positions de ce document n’engagent cependant que le rédacteur.J-M G.Grand Carême 2000
- 4 - PREAMBULE :
AVEC CASSIEN DE MARSEILLE, DANS LE SILLAGE DES PÈRES DU DÉSERT.Avant de présenter notre réflexion sur la traduction œcuménique de la 6ème demande duNotre Père : « ne nous soumets pas à latentation », faisons le détour par l’une des grandes figures de l’Eglise, Cassien de Marseille. Jean Cassien disent les latins, Cassien le Romain disent les orientaux. Il a consacré l’une de ses conférences aux moines de Marseille à cette 6ème demande. Notre commentaire après un long détour nous fera revenir en conclusion, à son point de vue. Cassien est une figure attachante et centrale pour l’Eglise. Les débats anciens autour de l’ensemble de son œuvre sont les mêmes que ceux qui animent aujourd’hui le débat autour la 6èmedemande2. Que le Grand Cassien, comme l’appelle St Jean Climaque, guide notre réflexion.St Jean Cassien est né en Roumanie sur le bord de la mer noire vers 360, très jeune il fréquente les monastères de la vallée de Roumanie où réside sa famille, puis part vers Bethléem. Il réside ensuite plusieurs décennies en Egypte, il visite de nombreux abbés dont il recueille les enseignements. Cassien rejoint St Jean Chrysostome à Constantinople, il fait un long séjour à Rome, il y aura pour ami le futur pape St Léon le Grand, puis s’établit définitivement à Marseille où il mourra le 28 février 435. Il y a fondé deux communautés monastiques l’une pour hommes, l’Abbaye St Victor, une autre pour femmes.
St Cassien est le plus latin des pères grecs, il est aussi le plus grec des pères latins. Il sera l’inspirateur de St Benoît lorsque celui-ci réformera en Occident le monachisme. La règle de St Benoît fait allusion aux deux œuvres de Cassien, « Les institutions cénobitiques et Les conférences » sans toutefois citer explicitement leur auteur.S’il est considéré en Orient comme l’un des grands témoins de « l’Evangile au désert », il sera vénéré en Occident exclusivement dans le diocèse de Marseille. Un différent avec les disciples de St Augustin qui l’accuseront de pélagianisme, le laisseront en Occident au ban de l’histoire. Il restera un auteur ecclésiastique mais ne sera pas considéré comme un grand Saint. Pour Cassien l’homme doit mener le
« beau combat » mais il sait aussi que la pureté du cœur et la connaissance de Dieu ne sont possibles que si l’homme est allé au bout de l’humilité et du détachement de soi et qu’il a dépassé l’idée même de vertu personnelle pour s’en remettre au Christ qui sauve.Aucun village en France, ne s’appelle St Cassien, aucune église hors de Marseille ne lui est dédiée, aucun enfant ne porte son nom. Les bénédictins et les cisterciens de toute obédience, continuent cependant de faire de ses œuvres une des lectures fondamentales de tout moine . Ses œuvres ont été sans cesse citées. Le texte des « Conférences » sera réutilisée au XVIIème, en France, dans les milieux spirituels qui gravitaient autour des premières carmélites françaises, des pères jésuites, et de ceux que l’on a taxés sans doute rapidement de quiétistes. Son œuvre ne tombera pas à nouveau, du bon côté de l’histoire : elle fut écartée à la fin du XVIIème lors des batailles qui ont opposées R. Simon, J. de Launoy et Fénelon à Bossuet.
2Le point de vue latin sur l’œuvre de Cassien fut développé par L. Christiani, Cassien, Ed. de Fontenelle, 1946. L’article Cassien dans le Dictionnaire de Spiritualité, est cependant plus nuancé. Le livre de J-C Guy S.J., Cassien, Lethielleux, 1959 corrige l’image négative de Cassien. L’introduction de Marie-Anne Vannier au Traité de l’incarnation, Cerf, 1999, prolonge cette redécouverte d’un des grands inspirateurs du monachisme en Occident. On peut se reporter aussi à Marianne Zananiri, « La controverse de la prédestination au Vème siècle, Augustin, Cassien et la Tradition », Dossier H sur St Augustin, L’Age d’homme, 1988.
3Jean Cassien est inscrit au synaxaire orthodoxe et est fêté par toutes les Eglises d’Orient le 29 février. Son nom n’est pas inscrit au calendrier romain officiel, il est cependant célébré dans le diocèse de Marseille le 21juillet.
- 5 - Elle sombrera avec ce que le P. Cognet a appelé «le crépuscule des mystiques» . Ses œuvres complètes furent régulièrement éditées en France notamment au XVIIème siècle, elles furent traduites à nouveau en français dès les premiers numéros de la collection Sources Chrétiennes, au Cerf, par un Père bénédictin et par un Père jésuite. Fidélité de l’histoire. L’étrange destin de l’oeuvre de ce grand saint, illustre la difficulté de faire respirer ensemble ce que l’on appelle «les deux poumons de l’Eglise ». Ce destin manifeste aussi malgré les débats ; l’attachement profond de certains courants de l’Eglise latine à ce que latins et orthodoxes perçoivent comme la tradition unique et universelle de l’Eglise.
Cassien fut l’un des grands témoins des Pères du désert. Il a largement commenté le Notre Père et enseigné en Occident la garde des pensées, la lutte contre les tentations et la pureté du cœur. Les thèmes des débats constants autour de la pensée de Cassien se retrouvent à nouveau dans les débats autour de la traduction de la 6ème demande du Notre Père.
Pour le visiteur qui se rend à Marseille, il ne reste de l’Abbaye St Victor, sur le vieux port de Marseille que quatre solides tours médiévales et une crypte. On atteint la crypte en traversant la tour d’Isarn et l’église supérieure ; la crypte est immense et sombre. Une multitude de sarcophages de martyrs et de saints montre l’ancienneté du lieu. Le sarcophage de Cassien est transformé aujourd’hui en autel. Dans l’église supérieure ont peut vénérer la partie faciale du crâne percée de ses deux orbites. Dans de tels lieux l’histoire disparaît. Pour le visiteur, Cassien n’est plus simplement un «auteur ecclésiastique » mais un témoin des Pères du désert, un Saint en ce lieu, aujourd’hui.
L’une des conférences de Cassien aux moines de Marseille (la neuvième) est consacrée à la prière et au Notre Père.
Cassien laisse parler dans sa conférence celui qu’il nomme Abba Isaac mais que la tradition reconnaît comme étant le grand maître du désert d’Egypte, Evagre le Pontique, ami intime de St Basile le Grand, ordonné diacre par St Grégoire de Naziance, mais dont les écrits seront contestés au nom de la querelle contre Origène :« Pour prier avec ferveur et avec un cœur pur, voici ce qu’il faut absolument observer. Supprimons d’abord tous les soucis au sujet de notre corps. Ensuite, évitons de nous inquiéter au sujet de n’importe quelle affaire, de n’importe quelle occupation. Et même, oublions-les.
Puis débarrassons-nous des paroles méchantes ou vides, des bavardages, des plaisanteries. Avant tout, supprimons à fond la colère ou la tristesse qui nous trouble. Arrachons jusqu’à la racine tout ce qui nous pousse au péché : les mauvais désirs du corps ou l’amour de l’argent.
De cette façon nous chassons complètement et nous détruisons ces habitudes mauvaises et les autres défauts que les hommes remarquent.
Après ce grand nettoyage qui s’obtient en gardant un cœur simple et pur, un cœur innocent, il faut creuser les fondations très solides de l’humilité profonde. Elles sont capables de soutenir la maison qui doit monter jusqu’au ciel.
L. Cognet, Le crépuscule des mystiques, Desclée, 1958, 2ème édition 1991
Edité une première fois à Douai en 1616 ces œuvres seront rééditées une seconde fois à Arras quelques années après puis à Paris, à Lyon et à Francfort
On retrouvera dans les pages qui suivent cette fidélité plus grande à la « Tradition » des Jésuites et des « enfants » de St Benoît. L’histoire de ces institutions, de leur fondation et leur dépendance directe de Rome et non de l’Eglise « gallicane » ont favorisé sans doute, cette caractéristique.
Jean Cassien, Conférences sur la Prière, Sodec, 1992. Version de poche de la conférence. L’œuvre complète de Cassien est publiée dans la collection « Sources Chrétiennes » au Cerf. Cette 9ème conférence était celle sur laquelle s’appuyaient Fénelon et Mme Guyon dans leur défense de la prière de quiétude et du « pur amour ».
- 6 - Sur ces fondations, avec l’aide de l’Esprit Saint, nous devons faire monter la construction des habitudes bonnes. Empêchons notre esprit d’aller se promener ici ou là, en pensant aux choses inutiles.
Alors peu à peu, il commencera à s’élever jusqu’à contempler Dieu et à voir les réalités du ciel.
En effet, tout ce que nous avons dans l’esprit avant l’heure de la prière revient dans notre mémoire au moment où nous voulons prier….
C’est pourquoi, avant de prier, chassons très vite, loin du fond de notre cœur ce que nous ne voulons pas voir se glisser en nous pendant la prière. Ainsi nous obéirons à l’apôtre Paul qui dit : « Priez sans cesse » (1 Th 5, 17) et « En tout lieu, levez vers le ciel des mains pures, sans colère, ni dispute » (1 Tim. 2,8)…
Alors notre cœur se nourrira continuellement de la contemplation du Dieu tout-puissant…. »« Le Notre Père est vraiment la prière parfaite. En effet, c’est le Seigneur lui-même qui nous l’a apprise, et il nous a commandé de la dire…
Elle peut élever encore plus haut ceux qui ont l’habitude de la réciter fidèlement. Ils peuvent arriver à cet état supérieur que nous avons indiqué, jusqu’à la prière qui brûle comme un feu.
Cette prière il n’est pas possible d’en parler, elle dépasse l’intelligence de l’homme. C’est le silence.
La langue ne bouge pas. On ne dit aucune parole.
L’esprit est éclairé, il baigne dans une lumière qui vient du ciel. Il ne se sert plus du faible langage humain. Toutes les pensées se rassemblent, et la prière jaillit comme une source qui déborde.
Elle s’élance vers Dieu avec puissance, d’une façon impossible à expliquer. »A propos de la 6ème demande du Notre Père, objet de ces pages, Cassien écrit: « Ces paroles veulent dire : Ne permets pas que nous soyons vaincus quand nous sommes tentés. »
Cassien pose avec Evagre, comme fondement à la vie chrétienne, la lutte contre les tentations. Le combat contre les pensées passionnées qui nous dévorent est bien celui que nous menons dans l’arène de notre vie. Evagre, Cassien et tous les autres Pères proposent dans cette lutte la voie de la réfutation des pensées passionnées, première marche vers la prière pure, vers la conscience de la présence de Dieu et ce que l’on appelle en Occident la prière de quiétude et en Orient l’hésychia.